Proust, Cocteau et tant d'autres...


(2) commentaires



"Grâce à une simple différence de niveau et, par un phénomène analogue à celui du frottement de l'aiguille sur les aspérités d'un disque de gramophone, j'obtins la musique du souvenir. Je retrouvai tout : ma pèlerine, le cuir de mon cartable, le nom du camarade qui m'accompagnait, ceux de nos maîtres, certaines phrases que j'avais dites, le timbre de voix de mon grand-père, l'odeur de sa barbe, des étoffes de ma sœur et de maman." Opium, Cocteau.


 
Sous l'exaltant malheur des cœurs désenchantés,
Il était une fois une histoire de Reine,
Une histoire à magie, à deux sous pour la peine,
Où l'amour animal vous tend sa main gantée !
Car le roi n'est pas roi et de son œil en paon,
Sous la perle grisée et larmes de diamant,
N'attend qu'un seul arrêt pour que sa délivrance
N'ait qu'un mot à ouïr, un mot depuis l'enfance
Qui ne cesse jamais de marteler d'effroi
Ses lettres composées d'or et d'ombres obscènes,
Et qui peut tout guérir d'une voix souveraine...
Il était une fois une histoire de Roi...

JL Garac



Dessin de Cocteau
 

La rencontre de Proust et de Cocteau, me rappelle l'image de ces grandes galaxies qui s'affrontent, se collettent, s'accrochent, se déchirent, pour finir par s'éloigner inexorablement. Deux mondes extraordinaires, deux mondes littéraires qui honorent la France, deux écrivains à la sensibilité homosexuelle, mais deux univers bien différents, bien opposés l'un de l'autre.

L'un, celui de Proust, me semble s'éteindre avec la première guerre mondiale, il n'est qu'un passé recomposé, broyé de la poussière du souvenir et des espoirs à jamais éteints et figés dans leur ambre, il devient philtre et chant sacré! Monde autant rêvé qu'il put être espéré, épié, attendu, envié, et qui aujourd'hui plus que jamais s'offre comme un monument littéraire et humain.

Marcel Proust

L'autre, celui de Cocteau, inaugure les temps modernes, les supports nouveaux pour toucher un public aussi large qu'inespéré. Il foisonne, il étonne, il touche à la magie et à la spiritualité par les formes qu'il dessine, peint et sculpte; il est voix, regard, image, poésie, théâtre, cinéma, dessinateur, concepteur ! Il a compris que le XX° siècle serait celui de l'image, et il est devenu "image", confondant par plaisir le dessin des mots aux narrations des courbes, la poésie du cinéma aux dialogues du théâtre, le style des anges aux garçons aimés.

Tout le bonheur du livre de Claude Arnaud, "Proust contre Cocteau", est de lever le voile sur cette rencontre incroyable entre deux génies essentiels de notre littérature, de nous les montrer dans leur chrysalide, leur transformation, leur force et leurs interrogations et d'évoquer ce monde extraordinaire qu'a été celui du tout Paris aristocratique, mondain et littéraire dans ce qui fut les derniers salons de l'intelligentsia, avant que ce monde ne s'amuïsse, se recroqueville et disparaisse en ne laissant presque plus aucun souvenir ni nom alors internationalement connu. Un trou noir en quelque sorte, absorbant cette société qui est partie en fumée : dernier encens d'une forme de sacralité perdue.

Jean Cocteau


Chez Proust, qui est le narrateur, qui sont les personnages, le saura-t-on jamais? Les secrets d'alcôve, comme les phrases sinueuses telles l'émergence des ruisseaux que pleurent les montagnes et qui se dissimulent dans chaque escarpement et brocart de plantes, jettent mille couleurs et mille ombres différentes sur cette société, et dans ce millefiori d'impressions, un tableau à la Bonnard se met en place.

Chez Cocteau, sa vie se veut tourner vers la lumière, libre, sans culpabilité, il va vers l'autre, il assume ses amours, il les chante sans détour, et il s'appuie sur sa faculté à créer des images pour être doublement poète : par les mots et le dessin, par le cinéma (et ses mises en scène fantastiques) et le théâtre. Cocteau reste accessible et peut toucher tout le monde, Proust se concentre lui dans un système clos sélectif où l'art est l'ultime et dernière fenêtre.

Robert de Montesquiou par Vallotton
Le projecteur que Claude Arnaud dirige sur cette période, si prodigieusement intense de la création littéraire en France, fait ressortir de l'ombre nombre de figures aujourd'hui tombées totalement dans l'oubli, il en va ainsi des Marie Joseph Robert Anatole de Montesquiou-Fézensac, nommé plus simplement le comte Robert de Montesquiou, de la comtesse Laure Marie Charlotte de Chevigné et de la comtesse Anna-Elisabeth de Noailles. Ces aristocrates, témoins d'une Europe révolue en train de lentement mourir dans ses fastes comme le Titanic dans l'Atlantique, ont été les fers de lance et les catalyseurs, de la fin du XIX° siècle jusque dans les années 30, d'une féconde concentration littéraire et artistique de par les cercles et salons auxquels ils étaient associés.

Il faut souligner également que ni Proust ni Cocteau n'ont eu de gros soucis d'argent, vu leur fortune personnelle, et que cette époque de création reste indissociable sociologiquement, pour certains artistes du moins, de ces milieux bourgeois et aristocrates qui permettaient de vivre sans se soucier du lendemain ou de vivre grâce au mécénat.

Que reste-t-il aujourd'hui du leg poétique de Robert de Montesquiou et de ses innombrables recueils de poésie? Pas grand chose en dehors du fait qu'il vit à travers un masque dans la "Recherche du temps perdu", et que l'histoire a voulu garder de cet homosexuel distingué et dandy une piquante caricature, un "grotesquiou" qui se résumerait d'un seul bon mot ! Idem pour la comtesse de Chevigné, dont on peut voir un tableau de Madrazo au Metropolitan Muséum de New York, et qui figure aussi en silhouette dans les écrits de Proust. Que de petits témoignages indirects et presque imperceptibles aujourd'hui quand le temps efface de son tableau de vie, comme on effacerait quelques ébauches au fusain, des personnages si incontournables à leur époque qu'ils en sont devenus paradoxalement improbables...

La comtesse de Chevigné par Madrazo
Anna de Noailles n'a pas échappé à cette seconde mort, celle de sa notoriété ! De cette femme écrivain et poétesse, le temps a dissous méchamment tout ce qu'elle a pu apporter à la langue française, et pourtant son apport fut essentiel, mais il rentre dans cet oubli sans doute aussi une bonne part de misogynie littéraire... Il ne reste d'elle que sa chambre jaune aux rayures bleues que l'on peut voir au musée Carnavalet, à côté de celle de Proust d'ailleurs, comme si le contenant avait pris le pas sur le contenu, et que le seul témoignage viable pouvait être celui des meubles d'une époque donnée... De même, dans le Var, on peut visiter à Hyères la villa de Noailles dû à l'architecte Robert Mallet Stevens.

Anna de Noailles par Zuloaga
Et jusqu'à aujourd'hui on ne trouvait plus, hors les bouquinistes, de livres de poésie d'Anna de Noailles, pourtant de belle facture et d'une grande sensibilité, mais c'était oublier le travail des amoureux des lettres et de ceux qui ne se contentent pas de parcourir les seules avenues célèbres. Les éditions du Sandre viennent de publier en 2013, en trois volumes, l'intégralité des œuvres d'Anna de Noailles, présentées et annotées par Than-Vân Ton-That. Un beau travail de mémoire et de réhabilitation en quelque sorte, qu'il faut saluer !

 
 
 
"La nature qui fut ma joie et mon domaine
Respirera dans l'air ma persistante ardeur,
Et sur l'abattement de la tristesse humaine
Je laisserai la forme unique de mon coeur..."                          Anna de Noailles, l'empreinte
 
Pastel d'Anna de Noailles


Le livre de Claude Arnaud nous fait revivre à travers Proust et Cocteau, et tous ceux qu'ils ont côtoyé, l'élégance, la folie, la facilité et la fragilité de ce monde qui finit de briller de ses feux et ne brillera plus désormais qu'à travers les mots de ces auteurs. L'œuvre d'art s'est nourrie de ces ors et de ces corps et situations sublimés, mais le long travail de gestation de l'œuvre proustienne, comme de celle de Cocteau, a dépassé les images réelles. Ces deux "peintres" nous livrent d'abord un concept abstrait et secret, et le verbe opère dans ce processus magique pour nous imprégner de leur univers, comme un parfum finit par devenir notre moi olfactif.



Pastel d'Anna de Noailles
 

* * *
Liens :


Sur Jean Cocteau

Sur Marcel Proust

 
Sur les éditions du Sandre





 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 
 
 
 

2 commentaires:

  1. Très bel article, nourri et pertinent, qui rétablit bien des vérités. Je brûle de rentrer en France pour dévorer ce livre d'Arnaud qui est un biographe impeccable. Merci pour ta lecture et ces illustrations rares !

    RépondreSupprimer
  2. Un article magistral, enlevé, plein de finesse et de délicatesse d'écriture comme tu sais le faire, toujours, au travers de tes études documentaires, tant littéraires que picturales ou musicales . Des illustrations toujours bien choisies et que souvent tu nous fais découvrir pour la première fois. J'avoue que je suis loin de connaitre l'oeuvre Proustienne à part les textes scolaires de la classe de philo, ni celle du magicien, artiste complet qu'était Cocteau. Alors un livre d'Arnaud mettant en lutte frontale ces deux écrivains d'exception que tout semble opposer, j'avoue, m'interpelle. Mais Jean Louis, tu as le don de nous amener à cette découverte, en nous prenant par la main, en traçant une ligne jonchée d'indices pertinents et toujours poétiques . Me laisserai-je tenter de lire le livre d'Arnaud ? je te le dirai plus tard ! MF

    RépondreSupprimer