Félix Vallotton, l'acteur-peintre !


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Autoportrait de F Vallotton

Vallotton en peinture, c'est l'itinéraire d'un homme seul: artiste ayant croisé bien des courants, s'y étant arrêté parfois, ayant toujours repris son chemin en solitaire, attiré par les seuls mystères que la peinture peut révéler, à la fois photographe aux pinceaux et laboratoire introspectif, découvrant dans ses compositions mystérieuses des secrets, des non dits, des souffrances indicibles, des regards perdus, de la tristesse, de la mélancolie, des renoncements...


Ces femmes et ces hommes qu'il a peints, sont au fond tous des doubles de lui-même, des échos déguisés de son témoignage. Et au-delà de ces regards, il révèle le monde qui attriste, qui tue, qui menace et qui devient l'ombre même qui plane sur ces tableaux, tel le vent qui incline tout un paysage, qui rend les formes de la nature comme des personnages essentiels et qui déjà se dilue dans le grand tout.

S'il ne s'est jamais réellement attaché à un courant, il a été lui aussi un peintre de la lumière et de la couleur, reprenant dans le sillon des grands peintres le goût des objets, des tissus, des atmosphères et des corps pour les réinventer à travers son génie.

Luminosité, précision des traits, gourmandise des couleurs, jeu d'opposition entre tonalités chaudes et froides, sensualité des tissus, élégance et simplification des lignes, sans doute aussi dues à son travail de graveur, richesse chromatique de la nature dans le déroulement des heures et l'approche de la nuit, l'univers de Vallotton n'est jamais répétitif ou ennuyeux. Il transcende ce qu'il approche et lui confère une aura mythique, une vérité bouleversante reliée à un moment de vie qui dépasse le simple quotidien qu'il est censé représenter.
 

Vallotton c'est aussi en raccourci "l'oscillation", ce pourrait d'ailleurs être un titre de chapitre ou de livre, c'est cependant ce que j'ai ressenti en découvrant la peinture de ses débuts jusqu'à ses dernières toiles. Vallotton me semble avoir l'âme d'un caricaturiste, ce qui n'a rien de péjoratif sous ma plume, il l'est comme a pu l'être Toulouse Lautrec par exemple. Le terme toutefois semblerait le relier plus à la presse et à ses bois gravés ou xylographes, qu'au monde des peintres proprement dit, c'est là tout le balancement propre à cet artiste qui n'a par ailleurs jamais recherché à se mettre en avant, à ouvrir un nouveau courant particulier ou à marquer les esprits.

"Je vivais de la sorte une petite existence à mon image, un peu grise, mais ordonnée et sans place pour l'imprévu. Je la vivais quotidiennement, aussi à l'aise dans mes habitudes que le bras dans sa manche. D'ailleurs j'eus dés l'enfance – et je l'ai encore – une répulsion pour tous ceux qui sent la bohème et le débraillé. (...) Au fond je n'eus de passion réelle que pour les arts." La vie meurtrière, roman de F Vallotton, confession du héros Jacques Verdier


"Ma femme me demande de vous inviter à passer quelques temps à Honfleur. Pourquoi n'y viendriez-vous pas en même temps que nous, vers le 15 juin, nous y serions seuls et cette vie paisible et modeste dans un beau pays vous serait bonne, j'en suis sûr. La maison n'est pas luxueuse, il s'en faut, mais la vie est bonne tout de même et on vous y distrairait." Lettre du 19 mai 1914 à Hedy Hahnloser

 
 
Vallotton est un artisan de la peinture, il a toujours vécu dans la modestie et la tranquillité et il aura la même démarche toute sa vie, y compris dans les clauses de son testament : pour "l'exploitation future de mes oeuvres, -à supposer qu'on leur conserve quelque valeur -, je désire qu'elle soit faite avec mesure et discrétion, rien qui fasse étalage." (A son frère Paul 18 décembre 1925)
 
Il est resté toute sa vie un homme simple, sans doute un homme seul au fond de lui, un homme préoccupé par ce monde dont il sentait les tensions, les drames en préparation et les soubresauts funestes.

"Il est vrai qu'on vit en ce moment dans l'inquiétude est dans la gêne, le souci de la vie augmente et les charges grandissent de jour en jour sans qu'on y voit de terme, je ne suis pas outillé pour ce genre de combat et m'effondre vite, ce qui n'est pas propice au travail harmonieux et régulier. (...) Il faudra aussi que bientôt j'augmente ma peinture, sans plaisir je vous assure, mais on est pris dans un tourbillon et à mon âge il serait tout de même décent que je vive de mon métier." Lettre du 4 janvier 1920 à Hedy Hahnloser
Peut être plus que ses toiles, décrivant tel personnage seul ou en compagnie, ses paysages délivrent ce message de solitude, de malaise, d'abandon ou d'interrogation qui court déjà dans le reste de sa production. Étonnant de voir aussi ces quelques toiles sur la guerre 14-18 où l'homme et le soldat ont disparu, ne laissant que des masses de couleurs sombres, paysages improbables, et des éclats de feu, un théâtre de la guerre vide avec ses projecteurs terribles !

"Je vous écris du café en plein boulevard, plein de vie et de bruit ; je lève les yeux et tout autour de moi je ne discerne que des sourires, et pas forcés, naturels et faciles. Et cependant tout ce monde là a ses peines que vous devinez, les bribes de conversations ne parlent que de morts et de douleurs, mais il y a un tel ressaut de vouloir et de vie vrai que les mots n'ont plus le même sens; les plans sont changés, des événements qui autrefois nous plongeaient dans des semaines de torpeur sont digérés avec une prestesse magnifique; tout le monde est sous les armes, l'oeil tendu, et on n'a plus le loisir de s'étendre dans son chagrin et de le remâcher. Je trouve cela superbe! Je n'en reste pas moins un pauvre homme que la conscience de son inutilité bourrele de remords. Je ne travaille guère mais le spectacle que je vois et comprends m'occupe assez pour qu'il n'y ait pas de perte, ceci remplacera cela. " Lettre du 11 juillet 1916 à Hedy Hahnloser

Dans certains tableaux ses personnages ont un côté naïf qui n'est déjà plus celui de la caricature, il me suffit de penser à ces deux protagonistes, homme et femme dans leur loge, cachés en fait dans une sorte de grotte-loge ombrageuse et par sa cloison à hauteur d'appui. Leur visage est à peine esquissé et ressemble à des marionnettes ou à des poupées : l'homme semble regarder la femme qui elle regarde ailleurs devant elle, sous son chapeau qui la cache encore plus. Elle regarde en fait celui qui essaye de la "peindre" ou de la "dévisager"; ici nous sommes à la fois le peintre et le public.

Idem pour ses personnages rouge et noir dans une eau verte, tout droit sortis d'un tableau naïf avec la même dose d'infantilisme et de simplification du paysage et des acteurs en scène. Ou ce dîner en famille où prédomine l'obscurité de la pièce face à la lumière jaune de la lampe, ici on a l'impression d'une gravure sur bois qui aurait été colorée et qui se découvrirait dans son charme naïf.

Il n'y a pas qu'un style Vallotton, cette oscillation d’un genre à l'autre m'amène à penser qu'il s'amuse en fait sur plusieurs "tableaux" : la caricature dans ses bois gravés comme dans certaines toiles, la touche naïve vue précédemment, le tableau digne de Manet ou d'Ingres notamment dans les poses de nu traditionnel mais chaque fois relevé d'un détail pittoresque ou d'une réalité plus crue, l'autoportrait mélancolique, le paysage comme témoignage d'un état d'âme digne des romantiques...c'est un "acteur-peintre" qui incarne différents rôles au service d'une même pièce ! Et il a été aussi un homme de lettres.

"Je fais des natures mortes en ce moment, il y a des fleurs et des fruits et du poisson, j'en profite ; et puis je n'ai pas l'esprit aux grandes conceptions, je peins un peu au jour le jour, ce qui a aussi son charme et son agrément." Lettre du 16 juillet 1919 à Hedy Hahnloser

Peindre et se laisser vivre, peindre avec le détachement amusé d'un conteur ou d'un observateur sans concession, peindre au point de devenir peinture, couleur et mouvement du monde.
Plus tard Hopper et d'autres peintres tenteront de décrire le silence, une lumière froide, une attente, une scène banale d'un théâtre de vie ou sans vie...
Tel est Vallotton le mystérieux, à jamais le jeune peintre fragile et surdoué qu'il a été jusqu'à la fin de son existence.

 


NOTES :

exposition Vallotton : Le Grand Palais Paris

sur Vallotton : Le monde des arts.com

Livres cités dans cet article : roman de Félix Vallotton "La vie meurtrière" libretto, Phébus

sur Félix Vallotton : "La vie est une fumée", Fayard/Mille et une nuits

correspondance : Vallotton Manguin Hahnloser : Correspondance 1908-1928, La bibliothèque des arts









1 commentaire:

  1. Marie-Flore Zannis23 novembre 2013 à 10:28

    A chacun de tes articles sur la peinture (et dans celui-ci plus que jamais) nous entrons avec toi dans la psychologie de l’artiste.
    Car ce n’est pas un simple catalogue d’exposition (celui de Vallotton au Grand Palais) que tu offres à ton lecteur, mais une étude minutieuse des conditions dans lesquelles l’artiste a élaboré, construit ses œuvres au cours de sa vie. Et quelle diversité d’œuvres nos sommes amenés à « voir ».
    Jean Louis tu n’es pas un critique d’Art, objectif et froid qui nous introduirait à comprendre l’œuvre de Vallotton uniquement dans son histoire chronologique et polico-sociale. Car une fois replacé dans son contexte artistique ou historique (« peintre post-impressionniste, Nabis , indépendant) ou dans des petites cases thématiques ( graveur maitre du blanc et noir, portraitiste, caricaturiste, paysagiste…) que saurions –nous de Vallotton ?
    Non, tu as fait un choix, celui d’entrer dans sa vie, de nous dévoiler son intimité, sa solitude, celui de vivre avec lui son acte créateur pour mieux nous initier. Tu vis avec lui de l’intérieur. Et en ce sens, tu es un critique d’art « subjectif ».
    En prenant connaissance de ton analyse si subtile, en parcourant les œuvres choisies pour illustrer ton propos, tu nous enrichis d’une vision nouvelle. Car il n’est pas aisé à celui qui veut nous introduire dans l’univers d’un artiste, de nous faire partager son propre ressenti, sa propre émotivité. Et tu y réussis à merveille. Les citations de Vallotton que tu as si minutieusement dispensées nous aident à évacuer nos préjugés sur lui. Personnellement j’en avais, par manque de connaissance sans doute (je n’ai pas lu sa correspondance..)
    Tu as élevé Vallotton à sa propre valeur ( tu aurais pu être son thérapeute !) lui qui, seul devant Dieu (comme tout protestant, Vaudois de surcroit, peut l’être) se jugeait avec sévérité et sans concession aucune : « des redites, des réussites à coup sûr, mais pas d’audace, rien en somme qui puisse exalter mon triste individu……. Je ne sens au cœur aucune fierté » écrit-il dans son journal (dans les dernières années de sa vie).
    Tu nous amènes à reconsidérer Vallotton (souvent sous estimé par les historiens d’art) non pas seulement comme une individualité pessimiste, caustique, désenchanté avec « ses non dits, ses souffrances indicibles, …sa tristesse, sa mélancolie, ses renoncements » mais comme AUSSI, un peintre honnête (dans ses techniques, comme dans ses thèmes), courageux dans sa démarche artistique que l’on peut dire « avant-gardiste » . Un grand coloriste, « un peintre de la lumière et de la couleur », un peintre moderne mais surtout un peintre qui cherchait seulement à peindre, toujours peindre « au point de devenir peinture, couleur et mouvement du monde ».
    Merci Jean Louis de nous avoir offert avec une pertinence toute poétique, ces multiples « costumes » de l’acteur-peintre afin que nous soyons le spectateur comblé de cette belle histoire des Arts. Un bel hommage à Félix Valloton !

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