Hommage à Lucian Freud, peintre du corps en abîme !


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Le peintre anglais d’origine germanique, Lucian Freud, né en 1922, décédé en juillet 2011, était le petit fils de Sigmund Freud. Il a commencé sa carrière de peintre durant la seconde guerre mondiale en Angleterre et c’est dans les années soixante que son style est devenu celui que tout le monde connaît aujourd’hui à savoir de grands tableaux de nus aux chairs travaillées de multiples tons de couleurs !

Chez Lucian Freud, les corps sont « brut de décoffrage », ils sont offerts sans concession, tels quels, et la pose peut paraître parfois très exhibitionniste : elle est crue et sans fard. Lucian Freud utilise ainsi ce que les hommes et les femmes de la fin du XX°s et du début du XXI°s ont produit en si grand nombre dans toutes les formes d’iconographies culturelles et sociétales possibles, notamment via Internet, à savoir la nudité ! En revanche, ses tableaux ne passent pas inaperçu dans notre overdose d'images, car ils vont à l’encontre des codes et des canons habituels, laissant paraître une « vérité » parfois très dérangeante.

Ses « nus » ne laissent donc pas indifférents, en effet, face à une surabondance de production, les tableaux de Freud révèlent l’opposé d’une beauté classique perdurant depuis des siècles et repris sans limite par la photographie et la publicité moderne. Le tableau intitulé « Leigh sous la lucarne », homme nu de pied livré sur son piédestal avec tous les défauts d’une personne humaine "basique", m’apparaît bien comme un « anti-David » !
Michel-Ange : David

La peinture a été « mythique », c'est-à-dire qu’elle entretenait un discours mensonger sur le corps humain. Plus ou moins timidement vers la seconde moitié du XIX°s, puis plus sûrement avec Manet, Courbet, Modigliani, et enfin essentiellement avec des peintres tels Picasso, Bacon et Freud, l’homme et la femme débarrassés du voile des conventions sont redevenus simplement « humains » avec toutes les imperfections, difformités et férocités parfois contenues en eux !

Dans son atelier, photographié par David Dawson et qu’il a peint également lui-même, nous entrons comme dans un univers parallèle : pièces vides, rare mobilier, mur entier servant de palette et qui donne d’ailleurs l’impression de concrétion de guano, ustensiles de peinture qui s’entassent, chiffons blancs servant au nettoyage des pinceaux à même le sol ! Son atelier nous rappelle l’atelier indescriptible de son ami Francis Bacon, un peu comme s’il s’agissait du premier « laboratoire » du peintre dans la recherche de sa propre technique, de l’élaboration de la mise en scène autour de ses modèles et de son mythe personnel.


Plusieurs détails ont retenus mon attention, tout d’abord ses tableaux représentant des plantes ou jardin font apparaître un mélange constant de feuilles vertes et de feuilles mortes indissociablement liées, produisant un mélange de couleurs allant du vert émeraude au marron des feuilles d’automne. Certaines de ses plantes, comme un leitmotiv ou un fil d’Ariane, se retrouvent dans les tableaux où il peint également des personnages (parfois via le tissu imprimé d’un canapé), et comme un jeu de miroir le personnage et la plante illustrent me semble-t-il cette dualité de vie et de mort de chaque être vivant. S’agit-il ainsi d’un rappel symbolique via la nature, de ce brassage qui s’opère en nous entre ce qui vit et ce qui est déjà mort ?

A y regarder de près, cette façon de peindre les corps et les visages me rappelle de même l’utilisation d’un maquillage de guerre, à savoir les couleurs de camouflage utilisée par l’armée pour se fondre dans la nature. Autoportraits, corps dénudés et offerts, reflètent cette même illusion de mêler dans les corps les reflets et l’ombre même de la nature, l’y associant intimement.


Pour moi, à travers ses personnages, Freud ne peint pas la vie puis la mort, il peint directement les deux, mélange étrange d’une alchimie qui se décline en multiples couleurs dans les chairs comme dans les feuilles. Il suffit de regarder ses personnages pour voir que leur peau et leur nudité expriment ces mille pistes de nuances et la dualité qui en ressort entre le clair et l’obscur, le jeune et le vieux, le ferme et le mou, le vivant et le passé.

S’il n’y a pas de plantes, les chiffons blancs entassés et jamais jetés servant au nettoyage des pinceaux, offrent à leur tour leur jeu d’écrin dans les compostions du peintre tels des pétales de fleurs. Les chiffons utilisés et jetés sur le sol renvoient à l’amoncèlement des feuilles mortes. Ainsi, l’éphéméride des chiffons-pétales parle le même langage que les corps malaxés par le peintre à travers la déclinaison des couleurs : chair, blanc gris veiné, ocre, marron, carmin, violine.

Mais tous ces tableaux ressemblent à des énigmes ! La plupart du temps c’est toujours le même cadre qui est peint, celui de son atelier-laboratoire avec des personnages choisis parmi les membres de sa famille. Cependant, la mise en scène est étrange et pour le moins bizarre produisant une situation, sur différents plans, qui parait illogique et improbable : corps exposés dans des conditions qui mettent mal à l’aise et donnant l’impression d’un écroulement sans pudeur !


Le tableau intitulé « Evening in the Studio » est tout à fait énigmatique et représentatif de son art ; il semble rassembler en fait 3 scènes différentes, curieusement rapprochées dans un même espace :

-Scène 1 : l’absence marquée par le chien endormi sur un lit qui semble attendre son maître,

-Scène 2 : la jeune fille mince assise sur un fauteuil, habillée et recouverte d’un plaid aux motifs floraux mêlant tons de vert, de kaki et de brun,

-Scène 3 : la femme nue allongée sur le dos et exposée lascivement au premier plan, aux formes surabondantes et au modelé de chair mêlant la palette habituelle du peintre lorsqu’il traite de la nudité.

Trois personnages et trois situations donc en opposition : présent/absent, nu/habillé, pudeur/impudeur, mince/gros, jeunesse/maturité, etc. mais qui soulignent tous un fort sentiment de solitude, comme d’ailleurs dans tous les autres tableaux avec personnages.

Que semble vouloir nous dire Lucian Freud ? Cette confrontation est peut-être la marque d’un questionnement, qui renvoie aussi aux propres angoisses de chaque spectateur devant ces toiles surprenantes : temps inéluctable qui passe, questions existentielles sans réponse, introspection solitaire, corps physique solitaire et témoin impuissant, où se mêle vie et mort tel une tombe de chair à nos rêves.

Lucian Freud nous invite dans un monde à nul autre pareil, créant de façon mystérieuse une atmosphère et un univers particulier, ébranlant au passage nos représentations figés du corps et nos cultures à œillère.



A noter qu'une très belle exposition a eu lieu à Paris au Centre Pompidou il y a plus d'un an qui a permis de découvrir un ensemble très intéressant de ses grands tableaux.
En hommage à ce grand peintre récemment décédé, espérons revoir prochainement une rétrospective de ses oeuvres ! 

2 commentaires:

  1. Bel hommage pour un peintre hors du commun, qui nous montre ce qui reste caché d'habitude, ou plutôt ce que l'on ne veut pas voir, car ne faisant pas partie des critères en vogue. Merci de nous faire partager vos impressions; vos reportages sur Eric Jourdan sont tout-à-fait intéressants...

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    1. Merci Kate pour ce message et l'intérêt que vous portez à ce Blog ! et j'espère à bientôt !

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