Poésie d’architecture !


(5) commentaires

Tableau de l'architecte Hundertwasser

















« L'art sauvera le monde. » F.Dostoïevski

"Nous vivons aujourd'hui dans le chaos des lignes droites, dans la jungle des lignes droites. Que celui qui ne veut pas le croire se donne la peine de compter les lignes droites qui l'entourent et il comprendra car il n'arrivera jamais au bout. (...) Cette jungle de lignes droites, qui nous enferment comme dans une prison, nous devons la supprimer." F Hundertwasser (in Manifeste de la moisissure contre le rationalisme en architecture, 1958).


La poésie n’est pas un art réservé aux mots, elle touche tous les arts, y compris culinaire, et prend toutes les formes que l’intelligence et la sensibilité humaine peuvent lui accorder. Mais elle est souvent une oubliée du domaine de l’architecture, hormis certaines réalisations prestigieuses : musée, aéroport, tour, gare etc.


La majorité des créations architecturales de nos villes, loin de refléter une richesse de conceptions, une diversité apaisante, un havre pour tous, et une ingéniosité de tous les instants dans le respect de la Nature et des Hommes, n’a fait que reproduire les schémas bas de gamme d’une société qui n’en finit pas de ghettoïser riches et pauvres. Dans ces conditions le rêve ne se mêle pas à la réalité, comme le souhaitait l’architecte Hundertwasser, l’art y est absent ou à une dose homéopathique.

En résumé, les villes sont devenues le miroir des cassures et des maladies de cette curieuse société : cloisonnant quartiers résidentiels, quartiers historiques ou d’autres plus modernes, et quartiers aux bâtiments informes, lourds et sinistres, relégués en zone limitrophe des grandes villes, souvent transformés en dortoir. Le tout étant vite et mal construit, façon mille-feuille indigeste, où l’on entasse les familles comme des encombrants.

Architecte Hundertwasser
Il y a donc beaucoup à faire pour humaniser, repenser, traduire l’habitat moderne en habitat de pointe au niveau écologique et environnemental, et pour rendre habitables, respirables, et épanouissantes ces constructions, ou urgemment les remplacer.

On devient vite passéiste au jeu des comparaisons entre ce moderne écrasant et ce passé enchanteur ou considéré comme tel ! Ne regarde-t-on pas, avec un œil envieux et gourmand, les hôtels particuliers, folies, châteaux, immeubles haussmanniens, et autres petits bijoux d’antan ? Ils s’offrent insolents à nos regards, façonnés dans de belles pierres, sculptés de mille détails, forts d’Atlantes ou de piliers massifs ; l’ensemble demeure d’une légèreté d’une incroyable douceur, associant une élégance presque charnelle aux courbes de leurs lignes.

Aix en Provence. Pavillon Vendôme (Atlantes)
Le choc est grand lorsqu’on passe d’un quartier fin XIX°s. à celui d’un quartier construit dans les années soixante ou soixante-dix. On a l’impression que cela a été construit pour ne pas durer, tout y est déjà délabré, défait, déprimant. Ces masses semblent vouées à la démolition comme d’autres au charme, au mystère et au confort.

Architecte Gaudi
A côté de cela, tout le long du XX°s. l’architecture a connu des courants, des innovations, des prouesses qui laissent pantois et dont la plus frappante expression reste l’édification de gratte-ciel avec en corollaire la course à la démesure qui les caractérise. Mais tous ces courants, qui fourmillent d’idées, de design, et de somptueuses réalisations, sont loin de représenter la majorité des réalisations architecturales d’hier et d’aujourd’hui. Ainsi, quelques points phares parsèment nos villes mais pas encore nos vies : nul n’habite dans un musée ou espace marchand et culturel…

 
On ne compte plus dans les manuels spécialisés les termes cherchant à définir tous ces courants contemporains, dont le cœur central reste une vision high-tech de l’habitat, souvent très ludique : architecture durable, bioclimatique, blob architecture, déconstructivisme, postmodernisme, architecture canard, bionique, métaboliste etc.


Ce n’est pas faute d’avoir eu des architectes visionnaires, innovants et joyeux, qui ont dépassé cette vision rectiligne des choses, imposée et bornée, pour ouvrir leurs créations aux couleurs, aux matériaux multiples, aux courbes et cassures nécessaires à l’expression d’un peu plus de poésie, de fantaisie et de créativité ! Ils ont été souvent des précurseurs dans le domaine du respect de l’environnement et de l’intégration de la nature dans leur projet, cela n’a pas pour autant été repris par la suite ni généralisé.

Architecte Hundertwasser
Deux noms surtout me viennent à l’esprit : Antoni Gaudi (architecte espagnol 1852 - 1926) et Friedensreich Hundertwasser (architecte autrichien 1928 - 2006 ). Ces deux grands philosophes de l'architecture ont donné un souffle poétique et révolutionnaire inimitable à leurs créations. Ils ont introduit la recherche de nouvelles formes dans leurs créations, liant nature et originalité, jeu et malice, mouvement et rêve. S'inspirant de la nature et de ses structures organiques ou minérales, comme les bâtisseurs de l'Egypte ancienne ont pu s'inspirer des formes des roseaux et des lotus, ils ont reproduit les formes connues et les structures des plantes notamment, recherchant dans la pierre cette harmonie de vie. Arrondis, vagues, hélices, mouvances, déstructurations, tous les chemins ont été explorés. La pierre, le béton, l’acier, le bois sont devenus en architecture, sous l’inspiration de leur génie, aussi malléables et spectaculaires que des origamis !

Etude de Charles Garnier
Mais l'emploi de la couleur est aussi une de leur caractéristique. Là aussi, retrouvant la voie des constructeurs de la grande Egypte en passant par la Grèce, Rome, et le Moyen-Age au temps des cathédrales, ils ont recoloré l'habitat humain comme l'avaient déjà fait ces grandes civilisations. Ils ont donné force et vitalité à des formes néo-gothiques, néo-antiques, et naturelles ; ils ont insufflé une musique et une poésie propre à leur construction, rythmant l'ensemble d'une symphonie de formes associées à des couleurs souvent très provocantes mais toujours inspirées.

Cathédrale de Reims - projection sur la façade pour retrouver les couleurs initiales
Où est aujourd'hui ce souffle novateur et qu'en reste-t-il dans les mains des décideurs et des financeurs? On peut être déconcerté de constater que les vieilles ficelles du peu cher et peu recherché l'emportent toujours et que le génie n'est toujours pas reconnu ni reproduit.

Banksy
Avec le « Street Art » toutefois, des illustrations, vrais tableaux monumentaux ou fresques, viennent "habiter" certaines façades ou murs et faire oublier l’indigence des lieux, comme s’il s’agissait d’une vengeance picturale de la part de ces habitants « oubliés ». Cette manifestation spontanée, due à des artistes des rues, permet en quelque sorte le « rhabillage » d’une surface triste et délaissée. Ces artistes, la plupart anonymes, ont eu besoin, de façon instinctive, de projeter courbes, fussent-elles de lettres, couleurs et univers propres sur ces écrans de murs comme le film secret de leurs rêves ou de leur révolte.

Pez - Happy Fish - Barcelone
Tous les tags ne se valent pas, loin de là, mais beaucoup expriment un réel talent. Les tagueurs depuis quelques décennies, dans leur brutale et rapide création, avec leur humour aussi, sont peut-être les héritiers un peu sauvages de ces grands penseurs-architectes qui ont essayé de réconcilier nature et temps humain, culture et rythmes quotidiens. Ils témoignent aussi de leur époque et du ressenti de toute une population qui s’exprime à travers eux et qui n’est guère écoutée.

Pour en revenir à nos architectes précurseurs, quelques quartiers dans quelques villes bénéficient de leur travail, mais la grande révolution qu’ils auraient pu provoquer n’a pas touché notre vieux monde et ses métropoles tricotées de conformisme et de pierres grises. On constate que l’argent appelle l’argent et exclut la plupart des citoyens de ses réalisations innovantes, à part comme je le disais quelques créations phares qui ne sont jamais vécues de l’intérieur et restent circonscrites majoritairement aux musées ou lieux de transit.
Architecte Hundertwasser

Passant en voiture ou autobus dans les boulevards sans fin et avenues incolores de nos grandes villes, on perçoit un tissu urbain qui ressemble à une lourde côte de maille, un élément de plus à mettre dans le dossier de ce monde contemporain taillé comme une camisole de force.

détail d'une sculpture de Gaudi (jardins de Barcelone)

NOTES:





5 commentaires:

  1. Très beau billet Jean-Louis, bravo !

    RépondreSupprimer
  2. Oui, la poésie est tellement importante pour donner une dimension à la fois plus profonde, plus élevée et plus légère au quotidien... Fabuleux architectes !!! Merci.

    RépondreSupprimer
  3. Un questionnement sur le thème de la poésie en architecture, voilà un beau sujet pour les étudiants en architecture.
    Toi le poète tu portes, comme toujours, un regard éclairé et sensible sur ce que t’inspirent nos villes aujourd’hui. C’est vrai que nous sommes loin d’une construction poétique de l’espace, loin de la difficile synthèse du « penser » et du « construire » qui devrait être le leit motiv de tout architecte. Nous sommes à ce jour, spectateur impuissant d’une expression pathologique de notre société. « Les villes sont devenues le miroir des cassures et des maladies de cette curieuse société ».
    Pourtant comme tu l’écris, il y en a eu des architectes visionnaires, théoriciens de la forme et de l’espace. Tu as cité Gaudi et Hundertwasser et on ne peut qu’admirer la force d’écriture avec laquelle tu les introduits à notre lecture, une belle approche pour amener à soutenir leur théorie et leur réalisation à la fois écologiste et poétique. Un régal cette page d’écriture et pas la seule ..
    Ce qui me fait sourire en pensant à Hundertwasser qui dénonçait l’inhumanité de villes modernes et qui se battait contre « la ligne droite » et pour « la ligne animée ». Les lignes droites sont malsaines disait-il, « étrangère à la nature de l’homme » alors que Mondrian (qui a lui aussi inspiré une certaine architecture) ne jurait que par la ligne droite, une longue épuration dans sa » dynamique de l’angle droit ». ²La spirale d’Hundertwasser contre la ligne droite de Mondrian : un vrai sujet !...
    J’aime aussi que tu nous rappelles (on l'oublie parfois) la couleur présente à profusion dans les réalisations des bâtisseurs de l’Egypte et de la Grèce anciennes, de Rome, tout comme sur nos majestueuses cathédrales toutes en polychromie et qui inspirent aujourd’hui ces grands spectacles de son et lumière. De la couleur, encore de la couleur !
    Car oui nos villes sont tristes, incolores, moroses, nos bâtiments tous construits sur le même modèle et comme tu le dénonces, tributaire du politique et des financeurs.
    Alors un art brut, urbain, gratuit, qui s’est introduit anarchiquement dans l’espace public n’est pas à négliger. Bien que « tous les tags ne se valent pas » on aime cette manifestation spontanée, ces « musées » à ciel ouvert, présents sur les murs. D’ailleurs loin des premiers tags autrefois dénoncés comme vandales, le street Art est maintenant reconnu comme un véritable moyen d’expression artistique souvent d’une grande richesse poétique.
    Mais au fait Jean Louis penses-tu vraiment que la ligne droite doit être supprimée, comme le criait haut et fort Hundertwasser ?
    MFZ

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Ce qui est merveilleux c'est ce dialogue qui peut s'instaurer avec mes amies lecteurs! Je suis heureux de les amener dans mes coups de coeur, mes réflexions, mes promenades de passion et de les partager car on apprend encore beaucoup dans cet échange. La poésie vient du coeur partagé, elle fait naître et elle rayonne, de part et d'autre, et elle touche tout : l'architecture comme tous les arts et sciences de notre planète... Et on peut l'atteindre en ligne droite ou courbe à la Mondrian, à la Klee, à la Pollock, à la Hundertwasser, en berceau de voûte comme à l'infini de la voûte de l'univers... Merci !

      Supprimer
  4. Ré enchanter la Ville, la Vie.
    Sans oublier que chacun voit le Beau à sa porte
    Japonisant ou Ikeaïsant, Amélie Poulain surement.
    L' architecte oublie souvent d'être simple, habillé de gris, de blanc et de noir, il prophétise en concepts, prêchant pour tout un chacun, des modes de vie objectivés, oubliant qu'il faudra à son architecture, pouvoir endurer l'épreuve du temps, éprouver le détournement, le saccage, les époques, l'usage et la vie... en couleurs, s'il vous plait.
    Alors oui, ré-introduire la poésie en architecture, un gout du pittoresque, de l'onirisme, du surprenant, du fabuleux. Un gout du temps aussi, durable. Probablement manuel, de qualité, d'implication humaines, un projet.
    Réhabiliter plutôt que recommencer en détruisant. Cesser de rentabiliser. Autoriser.
    Hundertwasser, et Chomo, n'oubliez pas Chomo...
    Penchez vous sur Jacques Fresco, sur Mike Reynolds, sur Keneth White, sur Touraterre, Santiago Cirugeda, Ecosistema Urbano,
    Milles possibles
    Le monde va sans doute comme il le devrait.
    Soyez en paix.

    RépondreSupprimer