L’Orientalisme du 21°s


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Delacroix & Picasso
 

L’Orient, c’était de façon vague tout ce qui pouvait venir d’ailleurs, des confins de l’Asie comme du Moyen-Orient, sans que cela soit daté de façon précise, un «Orient» du passé comme du présent de cette époque colonialiste, car lié intimement à la colonisation de l’Afrique, du Moyen-Orient et de l’Indochine.
 
Le goût de l’Orient a pris également racine en Europe dès que le commerce a pu faire parvenir régulièrement des objets facturés d’Asie, notamment de Chine et du Japon, à partir du XVI°s, et pour les deux siècles suivants. Il faut également souligner que, des siècles auparavant, le commerce de la soie avait déjà conquis et fasciné l’Europe entière. La céramique par exemple, dont la porcelaine, chinoise puis japonaise, avec les Imari, les Kakiemon, a connu un succès qui a passé toutes les époques; à ce propos il faut rappeler qu’en France la découverte des gisements de kaolin, permettant la réalisation d’une fine porcelaine, s’est faite aux alentours de 1769, mais la technique avait été étudiée dès le XVII°s en Europe (Meissen, Vincennes, Sèvres etc)! De nombreux éléments de décors, les arts de la table, la peinture, les motifs des tissus, les accessoires de mode ont connu une vogue sans précédant marquant durablement les esprits (cf chinoiserie, japonisme). Avec la réouverture du Japon au monde occidental fin XIX°s, et la découverte de ses estampes et autres œuvres jusqu’alors si mal connues, ce goût sera encore conforté.

Imari & Kakiemon

Au début du XIX°s, et grâce aux retombées des campagnes napoléoniennes en Égypte, s’est développé également un attrait de l’antique dans l’ameublement et les créations vestimentaires, les bijoux, qui a été en quelque sorte le préambule du courant «orientaliste» qui a parcouru tout ce siècle, ainsi que le début du XX°s; aujourd’hui on parlerait plus d’attirance pour tout ce qui est «ethnique».
 
Mis à part quelques rares écrivains et philosophes s’étant intéressés à l’histoire et au contenu sociologique, traditionnel et culturel de ces pays, le goût de l’orientalisme n’a jamais été me semble-t-il qu’un goût pour l’exotisme, comme on achèterait aujourd’hui un meuble tibétain ou balinais, afin de créer un artifice «étranger» chez soi.
 
Stevens & Bridgman
 
De plus, au monde strict européen, fatigué par de nombreuses guerres, replié sur lui-même et donnant une vision figée du couple et des rapports sociaux, tout en trompe l’œil cependant puisque se développait une vie nocturne débridée que l’on qualifierait depuis «d’underground» et qui est quelque part le contrecoup dû au victorianisme de cette époque, l’aspiration à l’Orient au XIX°s est d’abord l’aspiration à un souffle de vie libérateur et onirique, à un désir de jouissance et de nouveautés, à un souhait de trouver un nouvel Eldorado facile et prometteur! La colonisation apportait ce rêve sur un plateau, et les voyages effectués dans ces pays se faisaient à travers ce filtre.

Renoir


C’est un Orient d’alcôve, de sensualité, de plaisirs interdits, un Orient du pittoresque qui fait le lien avec l’antiquité et les temps bibliques, qui se découvre ainsi dans la peinture qui a été le premier grand vecteur de l’orientalisme. Avec Delacroix, avec Ingres, Fromentin, Gérôme, Constant, Ziem,  Bridgman, Matisse et tant d’autres, on découvre un «Orient» qui permet d’oser des couleurs que la société n’imagine plus, pour les hommes comme pour les femmes, et un Orient basé sur des stéréotypes, déjà à l’époque, de la virilité et de la féminité! Peu d’artistes ont sans doute compris de l’intérieur cet Orient mystérieux, sans doute Matisse fait-il parti de ceux là, s’il faut en croire Tahar Ben Jelloun dans «Lettre à Matisse» : «L’Orient est en vous, il n’est pas en face de vous. Vous l’avez intégré dans votre vision du monde et de sa représentation.»

Matisse

A cet Orient d’enchantement, souvent aussi faux qu’imaginaire, qui tient plus des prolongements sans fin des mille et une nuits, et que les nouveaux «contes» musicaux entretiennent, comme avec «L’enlèvement au sérail» de Mozart, certains opéras de Rossini «Le turc en Italie», «L’italienne à Alger», sans oublier les œuvres des compositeurs tels David, Saint-Saëns, Delibes, Massenet, et le peu connu aujourd’hui Henri Rabaud, est venue lentement s’insinuer une autre réalité, plus surprenante, plus impensable, celle de ces populations qui ne souhaitaient plus jouer les ornements et les exotiques de service! Un autre visage de l’Orient allait naître, qui réclamait la reconnaissance de son existence et de ses pays. La fin de l’orientalisme accompagnait ainsi la décolonisation, ou plutôt la fin d’une certaine forme de l’orientalisme qui par ailleurs a continué avec la photographie, et avec d’autres peintres, dont certains issus de ces pays.

Bridgman

Un des faits les plus marquants me semble émerger de l’univers politique et pictural de Picasso: ses différentes versions des «femmes d’Alger» ne sont pas que des variations d’artiste sur une thématique particulière en forme d’écho et de jeu par rapport à la version initiale signée par Delacroix, mais un réel contrepied à la façon dont on voyait et comprenait ces femmes à la fin des années cinquante. Peu après, le portrait au fusain exécuté par Picasso pour participer au mouvement de libération de Djamila Boupacha, en 1962, jeune femme algérienne condamnée à mort et que Simone de Beauvoir et Gisèle Halimi ont défendue jusqu’à sa libération, ne rappelle pas seulement les portraits réalisés par son ami Matisse, dont les modèles avaient de grands yeux en amande, mais montre une femme de son époque, qui aurait bien pu être américaine ou européenne, sans qu’aucun attribut «orientaliste» ne vienne la distinguer des autres femmes!

Picasso portrait de Djamila Boupacha

On notera que le concept même d’Orient en ce début de XXI°s, qui a pourtant été le grand inspirateur pour l’Europe et l’Amérique pendant des lustres sur de nombreux produits variés, de bijoux pour la mode, et d’accessoires vestimentaires divers, a lentement cédé la place à un sentiment d’invasion et de peur; c’est en quelque sorte la lecture inverse de la colonisation précédemment évoquée. Dans cette nouvelle optique tout ce qui était attractif est devenu répulsif: les habits, les attitudes, les traditions, et jusqu’à la religion. Il faut dire qu’entre-temps l’idée, en image d’Épinal, de la civilisation amenant les «Lumières» à des peuples qui auraient été reconnaissants de sortir de leur obscurité moyenâgeuse, avait pris un sacré coup dans l’aile! Et je ne parle même pas des guerres calamiteuses qui ne réglant rien sur le fond ont fini de répandre le chaos et la désolation.
 
Le même sentiment de racisme sous-jacent qui avait pu pousser à coloniser ces peuples qui ne demandaient rien que de continuer à être ce qu’ils étaient, anime aujourd’hui ceux qui voudraient retrouver en Occident des pays sans immigrés, même si cette immigration remonte bien loin dans l’Histoire commune européenne. Parallèlement, à tous ces tournants de l’Histoire, on remarquera d’ailleurs pour l’anecdote que la recherche de l’exotisme s’est également tournée vers d’autres régions du monde pour alimenter son avenir.

Fromentin

Aujourd’hui, l’orientalisme a fait place aux «dés-orientés», ceux qui piaffent d’impatience de voir repartir tous ceux qui ne leur ressemblent pas, prenant prétexte de la «laïcité» pour en fait imposer leur vision du monde à sens unique, leur monde stéréotypé mais avec des marionnettes dignes de continuer leur représentation théâtrale rassurante d’une société modelée avec la bonne morale et la bonne religion. Ce sont d’ailleurs les mêmes qui se sont acharnés contre le «mariage pour tous» et qui continuent aujourd’hui à invectiver, malmener et prier (l’Inquisition n’est pas loin) contre l’avortement par exemple!
 
La peur qui est toujours mauvaise conseillère a il est vrai été multipliée par les attentats qui ont endeuillé de si nombreux pays à travers le monde. Plutôt que de comprendre d’où vient le mal et de le combattre efficacement, car il a frappé toutes les communautés, religieuses ou non, et toutes les différentes formes de sociétés ou de catégories de personnes vivant dans ces sociétés, certaines réponses politiques péremptoires sont tombées à côté de la plaque au niveau de leur pertinence, mais ont bien été comprises par une partie de la population qui s’est trouvée confortée dans son rejet de base.
 
Manufacture Michel et Valin, Limoges XIX°s
De l’orientalisme, c'est-à-dire d’un attrait de l’Orient pour ce qu’il pouvait être ou pour ce qu’il est, il ne reste au mieux que le calcul capitaliste pour une main d’œuvre encore bon marché qui permettra des profits rapides dans ces pays, que quelques «clichés» photographiques et sociétaux pour entretenir un fond de commerce «exotique et ethnique» lié à des grands magazines qui recherchent des émotions purement picturales, et qu’un petit leitmotiv ou écho culturel qui fera le croquis d’un rêve d’Orient sans jamais parler de l’Orient lui-même…
 
 
Notes :

Chinoiserie : lire l'article Wikipedia

Japonisme : lire l'article Wikipedia

orientalisme : lire l'article Wikipedia
 
 
 





 
 

 
 






 

 
 








 







 







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