Clair-obscur entre pinceau et objectif


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Avant que la photographie ne vienne enlever à la peinture un de ses buts, qui était d’immortaliser par les portraits l’image d’un homme ou d’une femme, illustre ou non, les peintres ont su, par la caresse de leurs pinceaux, donner au corps humain les formes de leur désir à travers des thèmes plus ou moins « conventionnels ».
Ils ont ainsi montré en les magnifiant, même sous le couvert et la férule de la religion, des corps d’hommes et de femmes qui parlaient plus de sensualité que de témoignages métaphysiques. Et ils ont eu le courage et l’intelligence de déjouer les pièges de toutes les formes d’inquisition de leur époque et de rigidités bien pensantes pour révéler la nature humaine dans sa fragilité, sa beauté et sa fascinante plastique.




J’ai déjà évoqué sur ce site les merveilleux « Saint-Sébastien » créés par un nombre impressionnant d’artistes à travers les époques les plus reculées jusqu’à nos jours et qui ont fait de ce Saint un symbole du corps masculin et de son attractivité, avec toutes les connotations que cela peut impliquer : homosexualité latente, jouissance sado-masochiste, force et abandon, goût pour la nudité sans honte. D’autres Saints ont eu également, sans égaler l’immense attrait pictural de Saint-Sébastien, leur heure de gloire, tels : Saint Laurent, Saint Jean, Saint Erasme, Saint Philippe et j’en oublie ! Les flammes sur lesquelles on avait couché Saint-Laurent auraient pu se lire aussi comme le symbole d’une convoitise secrète et d’un brûlant désir ! Le peintre, qui n’était pas dupe, laissait monter ces impressions diffuses sous le regard captivé des spectateurs.



On a parfois d’ailleurs osé déplacé subtilement le thème du tableau consacré à un Saint martyr pour révéler non plus le Saint torturé mais le magnifique bourreau, c’est le cas du tableau de Michelangelo Merisi da Caravaggio, dit Le Caravage, peintre italien de la fin du XVI°s (1571-1610), « Le martyre de Saint-Matthieu » où prenant prétexte de la fin tragique de ce saint, l’artiste nous amène à un tout autre sentiment lorsqu’on explore son œuvre. Il est vrai que ce tableau exceptionnel d’une intense et dramatique beauté ne peut pas laisser indifférent. En effet, la pose, très « moderne » du jeune garçon dénudé, dont on sent la force et la violence, est plus que surprenante car il est mis au centre du tableau et capte toute la lumière, les autres personnages sont comme repoussés vers les ténèbres, seuls les habits du saint reflètent un peu de clarté, mais on peut d’ailleurs se demander si cela n’a pas été fait à dessein, vu l’irrévérence foncière du Caravage dont la vie tumultueuse et loin des conventions n’est plus à rappeler. Ce n’est donc plus l’histoire du Saint que l’on peut lire mais une toute autre histoire avec un sujet plus proche d’un Apollon mystérieux que de la religion chrétienne. Le Caravage crée sa mythologie du corps en quelque sorte.




De plus la technique du clair-obscur, dont il est un des premiers à utiliser les effets, la technique du « sfumato » de Léonard de Vinci mise à part, renforce les contours et les ombres du corps en suggérant et soulignant davantage de sensualité qu’une lumière plate et uniforme. Et c’est bien ce qu’a réinventé la photographie en jouant de lumière ou d’ombre, selon l’exposition choisie, avec le corps et ses formes. Le plaisir de voir devient l’envie de toucher.




« Une lumière puissante et crue provenant d’un point surélevé au-dessus du tableau enveloppe les personnages à la manière d’un projecteur sur une scène de théâtre, comme un rayon de soleil qui percerait à travers une lucarne. » lit-on dans un article de Wikipedia, consacré au Caravage.

Dans un autre tableau, bien moins célèbre, de Giovanni Francesco Barbieri, dit Guercino ou le Guerchin, peintre baroque italien du XVII°s (1591-1666), nous voyons un bourreau s’apprêtant à couper la tête de Sainte Catherine. Je ressens le même « déplacement » du sujet que pour le tableau du Caravage. Le bourreau se tient debout à demi-nu à la gauche du tableau, ne portant qu’un haut de chausse et une sorte de bonnet phrygien, il semble tourner autour de sa victime, il tient un sabre de la main droite et de sa main gauche fait pencher la tête de la sainte. Catherine au contraire est à genoux, habillée de lourds et riches tissus, les mains jointes, on ne voit de son corps que sa tête, son cou et ses mains. Un angelot dans les cieux lui apporte la palme et la couronne du martyre.




Tout ce tableau est fait d’oppositions intéressantes : la nudité du corps masculin s’oppose au corps habillé féminin, le visage réaliste de ce grand gaillard moustachu et viril s’oppose à l’abandon du corps résigné de la sainte et à son visage idéalisé et académique ! On pourrait dire aussi que le réel s’oppose à l’imaginaire, la nudité sans fard à la richesse, la vie à la mort, l’action à l’immobilisme…




Il n’empêche que ce tableau retient plus l’attention par son personnage masculin et dénudé parce qu’il s’inscrit dans une réalité troublante et que la lumière diffuse joue avec son corps, alors que Sainte Catherine, illuminée d’une lumière blanche et uniforme au niveau du visage et déjà désincarnée, n’offre pas les mêmes nuances de vie et de sensualité humaine.




Beaucoup de peintres ont su capter l’attention de leur public en offrant dans la mise en scène de leur tableau le corps nu d’un personnage livré à d’autres ; certes la nudité n’allait pas jusqu’à montrer le sexe des hommes ou des femmes ! Soulignons que le sexe masculin était représenté de façon assez juvénile plutôt que virile, il suffit de se rappeler quelques exemples célèbres de la statuaire. Quant au sexe des femmes, en peinture comme en sculpture, il n’était qu’ébauché. Ce n’est que bien plus tard, et encore de façon quasi confidentielle, qu’un peintre comme Gustave Courbet (France 1819-1877) réalisera « l’origine du monde » en 1866, en gros plan si l’on peut dire, mais il est vrai que la photographie commençait à exister déjà et à s’emparer de tous les sujets. Courbet a également peint deux femmes nues couchant ensemble, nul doute qu’il avait envie de « bousculer » ses contemporains…




Pendant longtemps, sous le prétexte d’une histoire tirée de la vie des saints, de celle du Christ, de l’ancien testament ou d’un conte païen, le même jeu de la fascination de la nudité a interpellé les spectateurs. Les peintres « caravagistes », ont fait ressortir la beauté et la plasticité du corps humain en jouant des possibilités infinies qu’offre la lumière avec le relief des corps rendu par le clair-obscur. Rubens, Manfredi, Georges de La Tour, José de Ribeira, Valentin de Boulogne ont réalisés des œuvres sublimes. Ce dernier d’ailleurs, qui est un peintre français baroque (1591-1632), a laissé de somptueux tableaux mais reste malheureusement peu connu du grand public. Fin du XVIII°s et début du XIX°s, le retour du goût antique permis a de grands peintres de raviver l’exaltation des corps dont la nudité s’imposait parce que l’Histoire ou les références littéraires permettaient en quelque sorte de « museler » la pudeur de la société.
Voyez la perfection classique du « Patrocle » et de « L’enlèvement des Sabines » de Jacques Louis David !
Ce travail sur le corps et la lumière sera aussi à l’origine des mises en scène exploitées et développées par de grands photographes, tels Man Ray, le sulfureux et provocateur Mappelthorpe, George Platt-Lynes, Gorman, Blum, Pache, etc.




En ce qui concerne la représentation du sexe masculin dans la photo, un livre bien documenté est sorti récemment : THE BIG PENIS BOOK, des éditions Taschen (un livre équivalent est consacré aux poitrines féminines).




Avec la photographie, la technique du clair-obscur a été consacrée, notamment avec l’utilisation du noir et blanc qui renforce le côté onirique, voire abstrait, et donne une image très contrastée et mystérieuse.




Certes, le discours est direct, ici plus de scènes « religieuses » ou « mythologiques » déjouant par ruse les tabous d’une époque, mais une forme sans doute de sacralisation du corps : image révélatrice, image alimentant nos énergies et nos fantasmes, image qui nous ment également puisqu’elle invente à son tour une nouvelle mythologie.




La photographie n’hésite plus à montrer, sexe compris, tous les recoins du corps humain sous tous les angles, comme jamais ou presque la peinture et la sculpture ne l’avaient fait auparavant. A ce niveau le travail du photographe concerne la plupart du temps un modèle unique où s’offre un rapport de totale confiance, de découverte et d’intimité. Mais devant la prolifération des œuvres photographiques toutes les pistes de mise en scène semblent exploitées.




On retiendra par exemple le travail spectaculaire, étonnant et dérangeant, d’un photographe américain, né en 1967, Spencer Tunick, qui utilise des dizaines ou des centaines ou des milliers de gens nus pour réaliser des œuvres impressionnantes et quasiment picturales. Ici le corps n’est pas livré dans l’aura de l’œil magique et photographique pour être transcendé, il est vu de façon crue et brutale, dans toute sa fragilité : hommes et femmes fétus de paille, anonymes, démultipliés, corps allongés, recroquevillés, amoncelés, grains de sable reproduits à l’infini ! www.spencertunick.com




Ces nus sont cependant porteurs aussi de toutes les connotions et de tous les rappels de notre mémoire collective sur les atrocités commises par l’homme, car ils ne sont pas sans évoquer dans certaines photos les amoncellements de cadavres des camps de concentration…




Devant le champ immense de la peinture et de la photographie, que vous conseiller sinon de toute urgence de découvrir ou redécouvrir le travail de ces créateurs qui nous interpellent, nous interrogent et nous donnent à réfléchir sur nous-même. Ils ont su saisir le rêve, la poésie, et le drame contenu dans l’homme et la femme, comme s’il s’agissait à travers la surface de la peau reliée dans la texture de la peinture ou le grain de la photographie de cheminer vers un nouveau monde : celui du corps enfin retrouvé.
Notes :
Je n’ai pas abordé ici la sculpture, vaste sujet s’il en est, soulignons cependant que Praxitèle, illustre sculpteur grec, inventa le mouvement dans la sculpture : avec lui finit les formes hiératiques et figées ! La dissymétrie apporta naturel et vérité aux corps jusqu’alors animé d’un seul « contrapposto ». Avec lui les membres : épaules, bras, torse, hanches, jambes purent être étudiés dans toutes les positions soulignant la virtuosité du ciseau du sculpteur et le relief mis ainsi en valeur avec les jeux de lumière. Nombre de sculpteurs de toutes les époques depuis la Renaissance jusqu’à nos jours ont exprimé le même plaisir d’arrêter dans le marbre ou le bronze la beauté du corps humain. La photographie s’en est d’ailleurs largement inspirée, qui redécouvrit le nu et le sublima à son tour.

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