Texte dédié à JGF
Je n’avais pas vraiment l’habitude de me promener autour des allées et avenues du port, dans les espaces enfin dévolus à la conversation, aux méditations, au farniente et aux rencontres amicales, certes il y manquait la présence des arbres et l’exhalaison de leurs frondaisons, cependant la minéralité nous amenait d’autres touches de couleurs en camaïeux crayeux pareilles aux rectangles de Mondrian ou de Nicolas de Staël, le tout sous l’œil exacerbé d’un Apollon statufié ; mais ce n’était pas un manteau de fourrure qui semblait glisser à première vue de ses épaules jusqu’à ses belles fesses, plutôt la forme même de l’animalité la plus féroce car il se faisait attaquer de dos par un lion.
Un ami au large sourire, Gari, m’accompagnait dans mes déambulations et je lui avais donné l’envie de me suivre, car dans cet espace enfin rendu à la vie citadine, et que j'avais connu comme une triste cour très vague, je devais rencontrer un jeune homme de lettres dont je pressentais la noblesse et qui semble-t-il avait été séduit par quelques articles dont j’étais l’auteur ; que peut représenter toutefois la paternité de quelques phrases ou vers dans le cours infini d’Internet et la conscience de millions d’hommes et de femmes qui sortent doucement de l’anonymat et du silence ?
J.EDILE était un jeune professeur de français que je n'avais vu qu'en photo, il s'était récemment installé en France en provenance d'un pays que j'imaginais gorgé de soleil et d'ardente végétation. Il me regarda tout d'abord d'un œil de moineau curieux, comme ses amis, mais ces derniers s'envolèrent très vite de cette table de café où nous nous installâmes tous les trois, une fois les premiers mots timides échangés et la peur des blancs évanouie, nous avons commencé une de ces conversations hors du temps, comme avec un ami de toujours, et avec l'impatience presque adolescente de tout aborder à la fois.
Eva Gonzalès |
Ce garçon et la fraîcheur de ses propos me comblaient vraiment car il est rare de partager des moments d'émotions et de convergence de vue sur des points aussi essentiels et malheureusement la plupart du temps éludés que sont l'écriture, la littérature, l’art et son rayonnement dans nos vies jusqu’au déroulement même de notre destin.
L'or recherché depuis le haut moyen-âge n'est-il pas en fait le résultat de ces mots alignés sur des pages qui travaillent en nous et nous transforment lentement de l'intérieur? Ils dessineraient presque, ces mots, le calligramme de notre propre silhouette que l'on verrait ainsi marchant devant soi à quelques années près et à qui nous pourrions dire : "qu'es-tu devenu et vers quelle vérité sur toi-même et sur la vie veux-tu parvenir?" Nous ressemblons ainsi aux personnages de lettres de Jaume Plensa, prêts sans doute à nous épanouir et à nous fondre au monde tel un pissenlit d’alphabet.
Manet - portrait d'Eva Gonzalès |
Il y avait aussi un "je ne sais quoi" qui m'invitait à rêver éveillé à travers notre conversation qui n'était ni savante, ni exclusive, ni prétentieuse mais profondément humaine, sincère et émouvante car j'avais devant moi un vrai pèlerin amoureux de ma langue qui avait suivi et son amour, avec lequel il vivait depuis, et son étoile, à travers la littérature.
Les idées sont comme des fleurs, elles s'associent, se superposent, s'interpellent et se font butiner dans un même ravissement, J.EDILE m'évoquait ainsi plusieurs images, celle du temps enfui de l'université, celle d'un Eldorado ou tranche de vie qui semblait ne rien connaître des angoisses et des peurs contemporaines, celle de mots encore neufs comme des diamants bruts, celle de musique, de couleurs et à travers elles de touches, de pâtes colorées sur la toile, d'irruptions de formes et d'émotions picturales.
Eva Gonzalès |
Bien sûr, je pensais à Proust et à Colette, cela devenait à mon esprit comme une nébuleuse présente et lointaine, au nom de J.EDILE, à Ravel, à D'Indy, à la culture d'origine de J.EDILE, à Villa-Lobos, à Reynaldo Hahn, et aux impressionnistes, également à Manet avec ses poses, ses tissus de lumière, la douceur des chairs abandonnées, peut-être le seul véritable instantané pour la seule équivalence visible des atmosphères proustiennes ineffables…
Je me mis à vagabonder dans une rêverie étrange et à imaginer, à travers le souvenir de tableaux qui m’étaient chers et des portraits qui s’y associaient, Manet faisant enrager Berthe Morisot lorsqu'il s'y reprenait à cent fois pour peindre la belle Eva Gonzalès qui n'est aujourd'hui qu'un nom perdu et ignoré dans l'histoire de l'art…
Eva Gonzalès |
Histoire, Puissance, Justice sont des noms féminins que les femmes ont si peu goûtés… Eva, qui n’était pas seulement qu’un modèle occasionnel de Manet, fait aujourd’hui encore toujours partie des « oubliées » de la postérité malgré une grande délicatesse qui émane de ses tableaux et une créativité qui n'avait rien à envier aux maîtres masculins.
Eva a été une étoile filante dans le ciel parisien, Manet sans doute, comme la présence d’une immense planète, lui a fait de l’ombre involontairement, mais c’était aussi le siècle des femmes effacées, ornementales, allégoriques et repoussées dans leur niche, loin de la reconnaissance de leur talent d’où qu’il eût pu provenir, telles Berthe Morisot, Mary Cassatt, Suzanne Valadon, Marie-Louise Petiet pour ne parler que de l’art et de la peinture ; femmes peintres qui ont bien du mal à trouver une place dans le panthéon de l’art…
Eva mourut jeune à trente quatre ans, en couches semble-t-il, quelques jours après la mort de Manet due aux complications d’une syphilis, ces quelques années de vie elle les avait passées dans le cadre tranquille d’une vie familiale bourgeoise et artistique puisque son mari était peintre également, mais loin des courants à la mode et un peu à la façon des femmes poètes et écrivains de cette époque, concentrées sur leur univers et très loin des lumières de l’actualité.
Stevens - portrait d'Eva Gonzalès |
Me retrouvais-je dans l’ombre ou le soleil, ou jouant à la marelle sur les deux cases à la fois ? Dans la lumière, ce soleil blanchissait tout, il me rappelait le blanc lumineux qui s’émanait d’une toile d’Eva Gonzalès : vase de roses blanches, nappe blanche, sucrier de verre et cuillère d’argent sur fond de mur gris-bleu, une cuillère similaire à celle qui se trouvait près de mon capuccino... C’est une forme de pureté et de nostalgie de jeunesse, une rose ainsi éclose qui annonce la rapidité d’une vie dans un parcours sans tâche, un besoin de transparence, de vérité, de noblesse et l’idéal conforté par le chemin des jours.
Eva Gonzalès |
Gari, qui m’accompagnait à ce rendez-vous, m’apportait de même sa connaissance profonde et intime de la musique, le corps à corps sensuel, visible et invisible, qui suit l’impulsion de la main sur les touches ivoire et noire du piano, presque un arc-en-ciel invisible de sentiments et de confidences, qui forme l’alliance secrète d’une interprétation : d’un côté le pianiste perdu dans le présent et de l’autre le compositeur perdu dans le temps.
Il n’y a pas de doute, je me rendrai de nouveau avec mes amis sur cette place qui accroche le soleil, approche le port et ses invitations au voyage, appelle autant de souvenirs tel un vol d’oiseaux affamés, et annonce des kaléidoscopes d’images se mêlant à nos rêves, lesquels deviennent des indices de nous-mêmes et se déversent comme une vague électrique autour de ceux qui partagent nos émotions secrètes.
JL Garac mars 2011.
Jaume Plensa...un homme de lettres... |
Très beau texte Jean-Louis, continue.
RépondreSupprimerJ'aime bien cette phrase : "Internet et la conscience de millions d’hommes et de femmes qui sortent doucement de l’anonymat et du silence ?" C'est très d'actualité, je vais m'en resservir dans un billet :=)
Jean-Lois- your writing is exquisite, evocative and piercingly empathetic. your affiliation with Eva is an apparition- (I call her the Fleeting Star- the pioneer) she needs a modern, enlightened voice. But alas, you may have noticed, the 'self portrait' is Eva's 'rival' Berthe Morisot- the pensive bride in twilight of maidenhood- here surrendering the personal dimension of her relationship with Manet to her 'rival' facing with the flying brush- in exchange Eva endows her with affection and empathy, she suspends a tear in each 'wonky' eye- once married she will never pose for Manet again. Berthe? she was distinguished by 'reversed esotropia', or 'splayed eyes'- very rare esp among artists- check her portraits and frontal photo to confirm. (I do have Eva's self portrait painting made for Manet Feb 1879 exactly 10 yrs after his 'first look'- just married, No 46 since 'En Femme' she called it her 'Thousandth Look_' (Mille Vue_') Still Eva's caption above must rate among her greatest works. Look fwd to reading more of your work. v.best, James GvG
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