Street Art ou Art Urbain


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"Une nuit au pied du mur, j’ai refusé les yeux ouverts ce que d’autres acceptent les yeux fermés." Miss Tic



Nous vivons dans un monde où tout se mesure et où tout est mesuré, collecté, enregistré, où la moindre parcelle de territoire, de vie, de richesse, se traduit en algorithmes et se stocke dans des mémoires d’ordinateurs vastes comme des terrains de football ! Le Big Data, ou pire le Big Brother, sont partout dans nos téléphones, nos portables, nos tablettes, nos box, nos ordinateurs, nos rues, nos magasins, nos métros, nos autoroutes et partout nous sommes réduits à des empreintes numériques et des images mémorisées… Sauf quil reste un «territoire» encore vierge, celui de notre champ visuel, celui de la surface des bâtiments et des structures d’une ville, qui, mis à part des panneaux publicitaires formatés pour répondre à un public ciblé, échappe à toute tentative d’étiquetage, de récupération, de surveillance et de contrôle. Le street art est certainement le dernier espace de création, d’expression, de revendication, de rêverie, ou de révolte qui soit laissé à l’Homme en ce début du XXI°s !
 
Le street art ne doit pas être confondu avec des réalisations qui correspondent à une commande publique ou privée pour l’habillage d’un mur, d’une façade ou d’autres surfaces planes et visibles de tous ; il n’y a pas dans ce dernier cas ce coup de «liberté», ce «coup de gueule et de pinceau ou de bombe», qui fait toute la différence entre une sélection jugée «décorative» et une projection personnelle, libre et authentique qui n’a de compte à rendre à personne ! De plus la monumentalité de ces oeuvres de commande tue le cachet à dimension humaine, voire secret, que le street art porte en lui.

Ernest Pignon-Ernest, Banksy, Blek le rat, G Zlotykamien, Miss Tic
 
Le street art n’est pas non plus à mon avis à mélanger avec les milliers de graffitis sans âme et sans expression qui pullulent n’importe où et n’importe comment, comme une lèpre urbaine, sur tout ce qui s’offre aux tagueurs ou grapheurs. Le street art réfléchit en général sur l’espace dont il veut s’accaparer, il n’est pas une forme anarchique d’un égo en mal de signature qui s’essaye à polluer tous les supports possibles, de façon automatique et maladive. Le street art apporte un plus, le graffiti en signature illisible un moins…

Cependant, une forme hybride, entre graffiti et street art, semble exister aussi depuis longtemps! Une sorte d’alphabet-champignon qui se gonfle de lettres, d’arabesques, de calligraphie, de couleurs et qui pousse comme des poignées de chanterelles après la pluie. Les longs murs près des autoroutes, les wagons oubliés, les espaces noircis d’usines et d’entrepôts deviennent son terrain de prédilection. Il y a comme la volonté d’un discours qui voudrait sortir, qui désirerait s’incarner dans une parole, qui voudrait se faire entendre enfin, qui se réinventerait presque! Ne sont-elles pas parentes, ces lettres, avec celles des beaux manuscrits du Moyen-Âge couverts de lettrines et débordant de lettres-feuillages, comme on imaginait sans doute les arbres de vie sortis tout droit d’un Eden fabuleux!

Au détour des rues à Marseille
 
Dans ce street art là, lettres et dessins, deviennent des messages plus ou moins permanents selon les lieux, parfois très éphémères, non plus des messages «à celui qui le lira» laissés à l’intérieur de bouteilles qu’on jette à la mer, mais contenus sur quelques surfaces fixes qui voient défiler un flot ininterrompu d’humains... Certains seront touchés par une forme de clairvoyance, ou par une prise de conscience subite, sans doute éphémère aussi, ou simplement souriront-ils de ces images. Il est possible que cela soit annonciateur de plus profondes révoltes, mais la plupart des passants n’y verront peut-être qu’un espace gâché, un "monde" dérangeant incompréhensible, qu’ils condamneront sans essayer de comprendre et sans comprendre non plus le fond étriqué de leur jugement.

Ces lettres ressemblent aussi aux beaux beignets américains, gorgés de sucres et de fondants colorés; on y mordrait volontiers dedans pour apprendre ces nouveaux mots de couleurs qui manquent tant à nos univers de gris, d'ombres et de crasse urbaine! Les mots et les lettres réenchantent et réensemencent ainsi une vie stérile et forment un nouveau code qui n'est que celui d'une reconquête sur notre espace et nos libertés, mais la plupart de ces lettres ne sont souvent que le nom ou le surnom de celui qui les crée. Un besoin ancestral de se faire connaître et reconnaître qui se perd dans la nuit des temps

 
Des graffitis il en existe de nombreuses sortes depuis le début des sociétés humaines : graffitis secrets d’amoureux, commentaires ironiques, délations et injures, pornographie, besoin presque superstitieux de noter une vérité que l’on voudrait voir s’imposer, besoin impérieux de laisser sa signature et son empreinte comme pour briser le sort de nos destins où nous ne laissons justement ni souvenir ni marque d’aucune sorte, mis à part les plus connus et reconnus d’entre nous.

Mais ces simples noms, dans nos villes modernes, sont devenus des «styles», des tags de référence et ont inspiré de nombreux jeunes des banlieues et de nombreux nouveaux artistes venus se colleter à cet art brut. De l’anonyme gravant un commentaire dans la Rome antique, en passant par Restif de la Bretonne qui a consigné fin XVIII°s dans un livre «Mes inscriptions» ses différents graffitis exécutés à l’île St Louis, puisqu’il aimait graver les dates importantes de sa vie*, jusqu’à aujourd’hui, partout dans le monde, sous des dictatures comme dans des pays libres, c’est le même courant d’inspiration qui parcourt les sociétés depuis toujours : laisser une trace personnelle, lisible par tous ou par quelques initiés, un écho, un cri visuel esthétique ou politique, un idéal de liberté comme d'ailleurs un propos liberticide, un constat cruel, un élan d’amour, une dénonciation comique, triste ou cynique de nos ambigüités, de nos contradictions, bref un résumé puissant de notre condition humaine !
          
*"Lorsque je fus ou je crus être aimé de Sara, je voulus réaliser ce que j'avais dit en romancier: j'écrivis sur la pierre, à côté du premier jardin, les mêmes mots, au même endroit (...) Cette passion pour Sara va rendre mes dates bien plus intéressantes pour moi : j'écrirai les présentes avec plus d'attention; je reverrai les passées avec plus d'attendrissement." Restif de la Bretonne
K Haring, Jef Aérosol, Kim Prisu, Speedy Graphito, JonOne


Le street art n’est pas uniquement une forme virale du Pop Art qui se serait répandu aux USA au début des années 60 sur les murs des quartiers mal famés, entrepôts, métros ou autres murs abandonnés de New York ou d'autres villes comme San Francisco ; il s’est aussi développé en France à la fin des années cinquante et courant soixante ! Cette France qui émergeait à peine des poussières de la seconde guerre mondiale et qui cherchait politiquement et sociétalement une autre voie et une réelle ouverture a porté de nombreux bourgeons de cet art urbain: quelques «philosophes» de palettes en bombes et de toiles en béton, ont conquis les villes et pris l'ascendant sur ces murs qui apparaissaient comme autant d’espaces abandonnés à imprégner de leur vision, de leur poésie, et de leur aspiration.

Des artistes comme Gérard Zlotykamien, Daniel Buren, Ernest Pignon-Ernest, Blek le rat, Miss tic, en ont été chez nous les principaux précurseurs. Brassaï même avait déjà fait un relevé photographique, digne d’un anthropologue, des graffitis urbains et anonymes qui rappellent étrangement les figures rupestres et ancestrales sur des blocs de pierre ou des parois de grottes !

Livres sur Ernest Pignon-Ernest chez Gallimard et Banksy Gallimard-Alternatives


Aujourd'hui pour moi deux noms ressortent sans doute prioritairement dans le domaine du street art, celui d'Ernest Pignon-Ernest, niçois d'origine, qui a mis en pratique le poème d'Eluard "Liberté" "Sur mes refuges détruits"
"Sur mes phares écroulés"
"Sur les murs de mon ennui"
"J'écris ton nom"
Et qui a effectivement "écrit" sur ces murs d'ennui à travers le monde son message pour la Liberté et contre toutes les formes de racisme et d'ostracisme en gardant une approche très classique dans ses dessins qui agissent sur nous avec une force poétique extraordinaire.
Le second est Banksy avec le halo de mystère qui flotte autour de sa personnalité, grapheur anglais originaire de Bristol, connu sur tous les continents lui aussi, et qui a conféré au street art, un peu sous forme de BD des rues, de nouvelles lettres de noblesse.

Détails d'œuvres de Ludo et Mona Caron


Parmi les grapheurs qui émergent je citerai aussi pour leur originalité et le lien qu'ils font entre Nature et société moderne deux autres artistes : Mona Caron, née en Suisse et vivant à San Francisco, qui développe une vision du monde particulière à travers des œuvres dédiées aux plantes et mauvaises herbes qui semblent reprendre le dessus d’un contexte purement minéral et urbain ! Elle filme aussi son travail pour donner à voir une vidéo de la naissance de ces graffiti-plantes irréelles et géantes! Ludo, lui, est un grapheur français dont la singularité tient dans la réalisation d’œuvres très travaillées, autour de trois couleurs principales qu’il affectionne : le noir, le blanc et le vert ! Ces réalisations sont de facture quasiment surréalistes dans la mesure où il mélange la nature à une sorte de mécanique liée au monde des robots et des objets et ustensiles du XX° et XXI°s.

Cependant le street art c'est aussi la volonté de "casser" un mur gris, tel naguère celui de Berlin, ou toute autre surface qui devient étouffante, en le transformant ! C'est une permutation alchimique moderne car il s'agissait dès le début d'ouvrir une "fenêtre" quasiment magique (et ce avant même l’émergence des écrans d’ordinateur et de tablettes), pour permettre une rencontre entre le citoyen lambda au hasard des rues et une œuvre faite au pochoir, à la bombe, parfois entaillée sur les murs, parfois plus complexe dans son dessin et ses couleurs; mais une rencontre comme un flambeau à reprendre pour devenir sien, une invitation à réfléchir et à bouger ! Et son auteur peut user de plus de toutes les formes de "rhétorique" contenues dans son "image" : humour, ironie, hymne à la Liberté, ode à la Vie, chant d'Amour pour ne citer que ceux-là. C'est bien devenu un langage à part entière.

Flashs de prise de conscience, mélanges de politique et de poésie, oeuvres dont on pressent la valeur unique au point d'en voler aujourd'hui les supports les plus faciles à "emporter" comme des portes, des boites aux lettres, des pans de bois etc. tout ce qui fait le street art dans ses différentes déclinaisons est devenu un incontournable de nos paysages urbains.

Le street art est également au carrefour de trois domaines qui s’enrichissent mutuellement et grandissent de pair : celui de la peinture dans toutes ses déclinaisons, celui de la photographie et celui de la vidéo ! Venant de la rue, il été repris par cet art populaire de l’image qu'est la photographie : cet autre «regard contemporain» aujourd’hui universellement reconnu et accessible à tous ! Cet art éphémère, cet art la plupart du temps réalisé la nuit et qui nous parle au grand jour, cet art fait de fractures, cet art surgissant, cet art fait d’opposition acquiert ainsi une dimension abstraite: une idée qui s’est un jour incarnée sur un mur et continue sa vie en multiples photos et vidéos!



Notes
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


 
 
 



 
 






 

 




 

 


 



 




 
 

 

 

 



1 commentaire:

  1. Une réflexion constructive sur ce qui faut bien appeler le dernier grand mouvement de l’histoire de l’art. Toujours curieux et attentif de ce qui nous entoure dans le dédale des beautés et des laideurs de notre société, tu nous as permis d’avoir une vue pas seulement horizontale et anecdotique de ce mouvement contre-culturel au départ et qui a maintenant pris ses lettres de noblesse en s’institutionnalisant.
    Une approche historique, aussi, pour comprendre comment de peintures et graffiti éphémères, anonymes et subversifs, une sorte d’anarchie des rues, on en est arrivé à une reconnaissance dans les galeries et le monde de l’art. Merci pour tes illustrations ( choisir dans une telle iconographie variée et infinie n’a pas dû être facile) . Quant à l’accent mis sur deux peintres qui émergent de cette « jungle » artistique, je pense que j’aurais moi aussi choisi Ernest Pignon-Ernest et Bansky , peut être j’aurai ajouté JonOne.
    Et dans ce décryptage d’un art en perpétuel mouvement et renouvellement qui suit les soubresauts de notre société, « un résumé de notre condition humaine » on lit aussi et on se délecte de ce style poétique qui t’es propre.
    En effet si dans cet article, l’analyse de ce mouvement artistique, est claire, mesurée et contrôlée - on voit que tu connais ton sujet pourtant si difficile à exposer tant il est prolixe et divers - on y découvre des perles de poésie et images « garaciennes ». Ce qui me fait dire que si j’avais lu cet article à l’aveugle, j’aurais reconnu l’auteur. Qui pouvait comparer les « calligraphies » murales des formes graphitiques à un « alphabet-champignon » ou à « de beaux beignets américains, gorgés de sucre et de fondants colorés «. Tu es un critique d’art qui se nourrira toujours de la poésie inscrite dans ton ADN.

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